Interview sur la chaîne B-Smart au sujet de la pétition "EU Linux"
Un débat, animé par Delphine Sabattier dans l’émission Smart-Tech, a été diffusé lundi sur la chaîne B-Smart. Il portait sur une initiative majeure pour l’écosystème open source européen : une pétition récemment lancée réclamant la création d’un système d’exploitation européen, baptisé « EU Linux », pour équiper les administrations publiques des 27 États membres. Alors que la souveraineté numérique devient une priorité stratégique dans un contexte géopolitique tendu, cette initiative soulève de nombreuses questions : quels seraient les contours techniques et politiques d’un tel projet ? Quelles opportunités économiques et quelles contraintes cela impliquerait-il ? Pour répondre à ces interrogations, Delphine Sabattier reçoit Ophélie Coelho, chercheuse en géopolitique du numérique, et Stefane Fermigier, PDG d’Abilian et coprésident du Conseil national du logiciel libre (CNLL). Ensemble, ils explorent les enjeux techniques, économiques et stratégiques de ce projet ambitieux, tout en réfléchissant à son potentiel impact pour l’Europe.
NB: Le débat commence à 8:05.
En voici un verbatim (NB: transcription semi-automatique, des erreurs peuvent subsister - seul le prononcé fait foi):
Delphine Sabattier : C'est l'heure de notre débat. On va parler open source avec une pétition qui demande un grand projet européen à ce niveau. Cette pétition a été lancée par un anonyme autrichien et qui a été largement reprise par l'écosystème open source en France. Il réclame le déploiement d'un système d'exploitation "EU Linux", ce serait son nom, dans les administrations publiques de tous les États membres.
Pour en parler, Ophélie Coelho est avec nous. Vous êtes chercheuse indépendante, spécialiste en géopolitique du numérique. Et à côté de vous, Stefane Fermigier, fondateur, PDG d'Abilian et coprésident du Conseil national du logiciel libre.
Alors, combien de signataires pour cette pétition à ce jour ?
Stefane Fermigier : À ma connaissance, on en est autour de 2000. Je pense que ce n'est pas le nombre de signatures qui va représenter l'impact réel de cette initiative. L'important, c'est qu'on en parle, et on est aujourd'hui ici pour en parler. C'est des idées qui sont sur la table depuis plus de 20 ans maintenant. Il y a eu des initiatives dans le monde, en Europe, en France. Certaines ont échoué. Beaucoup ont réussi. Et je pense que cette personne a eu la bonne idée de mettre un sujet sur la table, dans un cadre européen. Si on parle de souveraineté numérique, le cadre français est un petit peu limité. Il y a des sujets qui, certainement, doivent rester franco-français. Mais il paraît à peu près certain qu'une partie des enjeux ont leur cadre naturel en Europe et dans le cadre d'une coopération internationale, qui pourrait d'ailleurs être une coopération franco-allemande, puisque les Allemands ont des projets intéressants dans ce domaine.
Delphine Sabattier : Alors, on va en parler plus en détail. Mais j'imagine, Stefane, que vous l'avez signée, cette pétition ?
Stefane Fermigier : Comme beaucoup d'autres.
Delphine Sabattier : Ophélie ?
Ophélie Coelho : Oui, également. Vous l'avez dit sur les réseaux sociaux.
Delphine Sabattier : Oui. Pour quelles raisons ?
Ophélie Coelho : C'est important. C'est vrai que ce n'est pas une idée nouvelle, mais justement, en fait, si on le répète aussi souvent depuis 20 ans, c'est parce que c'est vraiment un élément important et c'est le bon moment pour le faire. On est dans un contexte, technologique certes, mais aussi géopolitique, qui fait que ces éléments-là, les socles technologiques, ont une importance considérable. Il faut prendre en considération ces éléments-là. Donc, on est dans un contexte favorable, en fait, pour faire aboutir enfin...
Delphine Sabattier : Pour convaincre.
Ophélie Coelho : Pour convaincre, en tout cas. Voilà.
Delphine Sabattier : On est sensibilisés.
Ophélie Coelho : Absolument. Alors, plus que sensibilisés, je pense que là, on a les arguments vraiment pour convaincre. Que ce soit dans la sphère politique ou médiatique, il y a une prise de conscience que là, on a réellement, par les dépendances technologiques, certains risques de dépendances aussi politiques et géopolitiques avec des rapports de force qui sont réels. Ils étaient présents, déjà, mais ils n'étaient pas forcément visibles. Et donc, le fait que les politiques et que les médias prennent ce sujet, en parlent, ça peut, en effet, plutôt que sensibiliser, ça peut convaincre.
Et c'est là la grande différence avec la situation précédente.
Delphine Sabattier : Alors, ce serait quoi, ce "EU Linux", exactement ? L'idée, c'est de développer un système d'exploitation qui serait vraiment souverain à l'Europe. Ça ressemblerait à quoi ? Ça partirait de quelle base ?
Stefane Fermigier : La pétition donne quelques détails, mais relativement peu. En ayant réfléchi à ces sujets par le passé et en regardant l'expérience d'initiatives similaires, je pense que l'idée n'est certainement pas de développer une nouvelle distribution Linux.
Delphine Sabattier : Pourtant, il lui donne un nom spécifique.
Stefane Fermigier : Oui, il y a en partie une question de branding, le fait d'avoir un objet identifié, un objet technique, qu'ensuite, on va pouvoir présenter sur les plateaux télé, dans les médias, etc.,
avoir pratiquement l'équivalent d'un ruban à couper. On sait que les politiciens aiment bien les inaugurations, les discours, etc. C'est un sujet, mais en parallèle, il y a des enjeux techniques. Donc, on ne recommence pas une nouvelle distribution Linux, mais il faudra peut-être un peu la customiser.
Delphine Sabattier : Oui, donc, on parle d'adaptation.
Stefane Fermigier : Voilà, on est dans la notion d'adaptation de distribution Linux. Ce sont des objets très, très riches, qui ouvrent un champ des possibles absolument énorme. Mais, ici, on est dans le cadre de l'administration, alors, bien sûr, avec 27 pays qui ont certainement des besoins assez divers. On a aussi, certainement, de nombreux métiers dans l'administration qui vont aussi avoir des besoins divers.
Mais il y a déjà eu des études, que ce soit en France ou en Allemagne, qu'on pourrait citer, qui donnent les grands axes. Il y a une dizaine de grandes catégories de logiciels qu'il faut être capable de faire tourner sur un poste de travail, Linux ou autre. Et donc, bien sûr, navigation web en premier, puisqu'on accède à la majorité des applications aujourd'hui par le web. Egalement, la communication, un certain nombre d'applicatifs métiers pour lesquels on va utiliser le navigateur web, etc.
Delphine Sabattier : Mais ça veut dire qu'il y aurait une sorte de labellisation conforme aux réglementations, par exemple, européennes. C'est ça dont on aurait besoin aujourd'hui ?
Ophélie Coelho : Alors, c'est un petit peu différent. Bon, le nom, peu importe. C'est vraiment juste plus l'idée du marketing. Techniquement, on sait comment faire. Donc, les choses existent déjà. Après, il y a plusieurs scénarios possibles. Mais techniquement, ce n'est pas le souci.
Maintenant, le fait d'avoir des plateformes, des OS open source, des environnements, des systèmes d'exploitation mobile ou ordinateur open source, ça permet, en effet, d'avoir le contrôle sur l'architecture du produit technique. Et donc, évidemment, ça facilite aussi derrière l’appréhension par le juridique.
Delphine Sabattier : Aujourd'hui, ce qui se passe en Europe, c'est qu'on agit un peu comme les clients d'un SAV, en fait ?
Ophélie Coelho : Exactement.
Delphine Sabattier : On va toquer à la porte des grandes plateformes, dont on est les clients, consommateurs, et on espère qu'ils vont nous écouter. Et puis, quand on n'est pas d'accord, éventuellement, on leur tape sur les doigts, on leur donne une amende. Mais on n'a pas du tout la maîtrise de l'architecture des produits.
Ophélie Coelho : Voilà, et donc, du coup, on n'est pas content de la manière dont sont conçus les médias sociaux, de la manière dont ils polarisent les gens, par exemple, sur le champ politique. On n'a pas non plus le contrôle sur les flux de données. Où vont nos données ? Comment elles sont utilisées en seconde instance ? Etc. Tout ça, en fait, est invisibilisé. Et le réglementaire, le juridique, ne peut qu’agir comme le client face à un SAV. Donc, en ayant la maîtrise sur le technique, sur la plateforme — et ça, on sait faire en Europe, c’est ça qui est assez magique, on n’en parle pas assez, mais on sait faire —, on peut réellement orienter aussi l’objet technique pour qu’il corresponde à ce qu’on veut.
Delphine Sabattier : Et puis, qu’il corresponde à nos valeurs, à nos valeurs européennes.
Ophélie Coelho : Exactement.
Delphine Sabattier : C’est ça, la troisième voie européenne ? Parce qu’il y a quand même des logiciels qui sont cités : LibreOffice, Nextcloud, puis ou e/OS, pour que tout le monde comprenne bien, de l'entreprise Murena. Qu’est-ce qu’on ferait à partir de ces briques logicielles ? On les assemble ? On s’en empare de quelle façon ? Comment ça devient un projet presque de marché unique ?
Stefane Fermigier : Ce sont des logiciels qui ont probablement été cités parce qu’ils sont d’origine européenne.Ce ne sont pas les seuls, et il n’y avait pas forcément besoin de citer nommément tel ou tel logiciel. Il est clair qu’il y a un foisonnement d’offres européennes et qu’il faut les mettre en avant et qu’il faut les développer.
Delphine Sabattier : C’est ça, le problème, c’est qu’en fait, on ne les connaît peut-être pas assez.
Stefane Fermigier : Exactement. Il faut les intégrer et un tel projet aura certainement comme effet de mettre un coup de projecteur sur cette offre.
Après, effectivement, d’un point de vue technique, il y a deux approches. C’est-à-dire que soit les administrations concernées font un cahier des charges ou, en tout cas, commencent à élaborer une feuille de route, et puis ensuite, avec les éditeurs, les communautés de développeurs, etc., on essaye de travailler tous ensemble pour implémenter ces idées et finalement, peut-être même pas arriver à une seule distribution, mais plusieurs distributions qui seraient toutes labellisées "EU Linux".
Delphine Sabattier : Ce serait comme répondre à un appel d’offres, finalement ?
Stefane Fermigier : Oui. Dans tous les domaines, il y a une expression de besoin. Si on ne part pas des besoins, si on ne part pas aussi des contraintes de l’administration, ça va être difficile de faire un projet qui réponde réellement aux attentes.
Moi, ce que je voulais préciser, c’est qu’en France, on a déjà l’article 16 de la loi République numérique de 2016 — donc il y a déjà maintenant huit ans —, qui parle de "maîtrise", c’est le mot qu’a utilisé Ophélie, d’ "indépendance" et de "pérennité" des systèmes d’information: "Les administrations françaises ont l’obligation de garantir la maîtrise, l’indépendance et la pérennité de leurs systèmes d’information".
En Europe, on a une "stratégie logicielle libre 2020-2023". Là, il y a une petite interrogation : 2024-2027, pour l’instant, le document n’est pas écrit, mais on peut espérer qu’on soit toujours sur la lancée de la stratégie 2020-2023.
Delphine Sabattier : Donc on sait que les institutions, qu’elles soient françaises, européennes, allemandes et dans d’autres pays, s’intéressent de très près à ces sujets, mais pour l’instant, personne n’a encore mis la pièce.
Stefane Fermigier : À part des collectivités territoriales, personne n’a encore mis la pièce dans le jukebox.
Delphine Sabattier : Les administrations travaillent sur leur propre logiciel libre, d’ailleurs.
Stefane Fermigier : Tout à fait, mais pas sur le poste de travail, puisque là, aujourd’hui, c’est vraiment de ça qu’on parle.
Delphine Sabattier : Oui. Alors justement, pourquoi jusqu’ici tous ces projets que vous évoquez ont capoté ?
Ophélie Coelho : Alors, pour moi, je pense qu’il manque vraiment d’une approche plus ambitieuse. Je pense qu’il faut mettre les petits plats dans les grands, pour le coup. C’est-à-dire qu’on a vraiment la nécessité de bâtir un plan de transition technologique, à mon sens, qui manque aujourd’hui de chef d’orchestre. Ce chef d’orchestre, aujourd’hui, dans la pétition, ce serait le chef d’orchestre européen. Mais avec ce chef d’orchestre européen, il faut évidemment qu’au niveau national, ça prenne le relais et que ce soit en cohérence. Et ensuite, il faut travailler, bien sûr, avec tous les acteurs techniques, que ce soit les communautés open source, ceux du logiciel libre, et les PME, bien sûr, le tissu économique.
Delphine Sabattier : Mais ce tissu économique, il existe déjà, non ?
Ophélie Coelho : Oui, et c’est justement là qu’il faut bâtir dessus. En Europe, on a un maillage de PME qui est déjà existant. Mais elles ne le feront pas toutes seules, parce que quand elles sont mises en concurrence, c’est un panier de crabes. Donc, il faut un chef d’orchestre qui travaille avec ses communautés et avec ses PME.
Delphine Sabattier : Un chef d’orchestre politique.
Ophélie Coelho : Politique, mais qui permette aussi de dire une chose simple. L’open source, pour autant, n’empêche pas de bâtir des modèles économiques. Ce n’est pas parce qu’on va partir sur l’open source qu’on ne peut pas vendre des solutions. Il y a déjà beaucoup de PME qui fonctionnent sur des solutions open source. Par contre, la contrepartie — et je finis là-dessus —, c’est qu’il faut aussi repenser le modèle de contribution à l’open source. Que ces entreprises utilisatrices, qui vont vendre de l’open source derrière, soient aussi des contributeurs. Et pour ça, c’est aussi aux politiques de bâtir une stratégie sur la contribution à l’open source.
Delphine Sabattier : Et d’ailleurs, dans la pétition, on évoque toutes les opportunités économiques que cela représenterait d’avoir ce projet.
Stefane Fermigier : Tout à fait. Moi, je suis d’accord avec ce que vient de dire Ophélie sur l’importance du tissu économique. Il y a des études économiques nombreuses, dont certaines que nous avons réalisées ou co-réalisées au CNLL, mais également des études qui viennent de la Commission européenne, qui montrent un impact absolument énorme, en termes d’emploi, en termes de création de valeur. Le marché du logiciel libre représente 10 % du marché européen de l’informatique, et 95 % des logiciels aujourd’hui contiennent du logiciel libre.
Delphine Sabattier : Mais alors, pourquoi, malgré tout, on n’a pas vu émerger un grand projet européen unifié dans ce domaine jusqu’à présent ?
Stefane Fermigier : Je voudrais réagir sur ce point. Dire que tous les projets jusqu’à aujourd’hui auraient été des échecs, ce n’est pas du tout le cas. En France, par exemple, on a la Gendarmerie nationale qui, depuis 20 ans, équipe 100 000 utilisateurs, 100 000 gendarmes qui utilisent du bureau Linux et des logiciels libres. C’est une success story indéniable. On a aussi l’expérience de pays un autoritaires ou totalitaires, malheureusement, mais qui, pour s’affranchir de la domination américaine, ont développé leurs propres outils, leurs propres distributions. On peut parler de la Russie, de la Chine, ou même de l’Inde, qui est largement en tête en termes d’utilisation et de développement de Linux sur les postes de travail, selon des statistiques crédibles. Et puis, en Allemagne, il y a l’exemple du land de Schleswig-Holstein, qui a annoncé cette année un projet de migration de tous les fonctionnaires de cet État vers Linux. C’est un plan très détaillé, qu’on peut lire et qui pourrait servir de modèle pour d’autres pays européens.
Delphine Sabattier : Oui, mais il y a aussi des exemples comme Munich, où ça a commencé et puis, tout d’un coup, ça a été abandonné. Pourquoi ?
Stefane Fermigier : Effectivement, Munich a été un cas très médiatisé. C’était un succès au début, puis, à un moment donné, tout s’est arrêté sans explications claires. Si on creuse, on comprend que Microsoft, à l’époque, a tout fait pour empêcher la réussite du projet, avec des pressions politiques et économiques. Mais d’autres initiatives, comme celle du Schleswig-Holstein, montrent qu’il est possible de réussir à condition d’avoir un plan structuré et une volonté politique forte.
Delphine Sabattier : Justement, cette pétition est lancée par un anonyme autrichien. On ne sait pas grand-chose de lui, à part ses initiales. Est-ce qu’il y aurait une nécessité pour des acteurs institutionnels, comme le Conseil national du logiciel libre, de se l’approprier ?
Stefane Fermigier : Nous avons déjà mis ce sujet sur la table au sein du Conseil logiciels libres de la DINUM, qui est l’organisme chargé actuellement de coordonner la communauté open source dans l’administration française. Nous allons également relayer cette initiative au niveau européen, via le CNLL et d’autres réseaux. On est partants pour contribuer à cette démarche et l’aider à gagner en visibilité.
Delphine Sabattier : Ophélie, est-ce que le contexte international actuel peut être favorable à une décision de ce type en Europe ?
Ophélie Coelho : Absolument. Nous sommes dans un contexte géopolitique tendu, où les rapports de force sont de plus en plus visibles. L’Europe manque souvent d’arguments de négociation sur la scène internationale. Construire une forme d’indépendance numérique, notamment avec des projets structurants comme celui-ci, pourrait être un levier stratégique. Cela permettrait de renforcer notre position dans les négociations et de promouvoir une vision européenne fondée sur nos propres valeurs.
Delphine Sabattier : Une position haute, donc.
Ophélie Coelho : Exactement. Cela demande de penser les choses à moyen et long terme, mais c’est le moment d’agir.
Delphine Sabattier : Merci beaucoup, Ophélie Coelho et Stefane Fermigier, pour vos éclairages sur cette pétition et sur ce potentiel grand projet européen. Nous allons suivre son évolution ici, dans Smartech.
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